Backstage Dubai series, 2010.

Backstage Dubai series, 2010.

5 photomontages illustrating a prospective analysis (in French) of Dubai by RBW published in online review, Tales Magazine #4, 2010.

 

 

“Backstage Dubai”, Tales Magazine #4, Paris, 2010

Depuis quelques années, Dubai fait l’objet d’un discours assez convenu, celui d’une ville bling-bling et superficielle, paradis de l’entertainment globalisé, de l’extravaganza architecturale et du shopping, bulle spéculative financière et immobilière artificielle, mirage dans le désert, oasis libérale, plaque tournante du capitalisme post-fordiste dématérialisé, etc…  Ce discours est exprimé parfois sur un ton flatteur dans les brochures assurant le branding de Dubaï ville-logo du troisième millénaire, parfois sur le ton de la contestation pour en dénoncer la vacuité. En réalité, il est un parfait exemple de la contre performance du discours critique dans le sens où celle-ci, en le répétant à outrance, en convergeant vers une vision équivalente (simplement en négatif), ne fait que colporter, que consolider la fabrication ce mythe urbain contemporain.

Essayons d’en parler autrement, de déjouer ce piège en allant visiter les coulisses de ce petit théâtre urbain si bien ficelé. Car Dubaï n’est pas un mirage, c’est bien une ville, un espace, une population, une histoire, et une économie.

Dès le dix-neuvième siècle, Dubaï est un port bien connu de la Côte des Pirates car c’est un important port de pêche et de commerce de perles fines, et un point d’arrêt du commerce maritime international qui prend de la vigueur à cette époque coloniale. Les Anglais en font d’ailleurs bien vite une concession à peu près au même moment que les concessions anglaises et françaises à Shanghai en cette fin de siècle où se mettent en place les grands corridors du commerce international. Une concession signifie que l’enclave et le port du Dubaï sont protégés par l’armée Anglaise sans qu’aucune taxe ne soit réclamée aux marchands invités à s’y installer. Encouragé par ce dispositif très incitatif et conditionnant ainsi les racines foncièrement marchandes de Dubaï (le port de Dubaï est toujours une zone franche), c’est ensuite le commerce de l’or qui, au début du vingtième siècle, y prend son essor en même temps que la première vague d’immigration iranienne, et enrichit la bourgade portuaire d’un faste balbutiant.  Perles et or ne sont-ils pas les ingrédients essentiels de l’apparat émirati à la rutilance décomplexée ?! Si en Europe le style “émir” décrit de manière humoristique une démonstration de richesse et d’ornement excessive dont le bling-bling n’est finalement qu’une ré-interprétation, rappelons que Dubaï et les autres émirats arabes n’en sont pas moins que la version originale et authentique !

Mais c’est vraiment au tournant de la fin des années soixante, et donc assez tardivement, que Dubaï découvre ses puits de pétrole et cette nouvelle manne permet dans le courant des années soixante-dix et quatre-vingts d’énormes investissements infrastructurels et un véritable changement d’échelle : autoroutes, aéroport international, et surtout déménagement et reconstruction d’un nouveau port, Jebel Ali, à une trentaine de kilomètre en dehors de la ville.  C’est aussi à la fin des années soixante-dix que l’Union des Emirats Arabes se forme et donne lieu à une montée en puissance politique et économique de ces tout-petits pays dont l’existence nous échappait au point de croire qu’il n’y avait rien avant cette époque ! Dubai est pourtant depuis bien longtemps une plaque tournante du commerce de la région où transite une population étrangère importante qui vient faire des affaires et s’encanailler, comme dans toutes les villes portuaires du monde où frivolité et affaires obscures fleurissent.  Il y a simplement eu un changement d’échelle, mais le bling-bling et l’entertainment ne sont pas nouveau à Dubaï. C’est justement sur cette facette amusante et superficielle que l’Emirat de Dubaï entend cultiver son attractivité économique très orientée sur le tourisme d’affaire, avec des méga-hôtels dorénavant dotés de Centre de Conférence First Class.

Mais, au-delà de ce déballage promotionnel, Dubaï reste ce vaste port et aéroport traditionnel, un hub marchand avec peu de valeur ajoutée si ce n’est son efficacité de zone franche qui accorde tant de facilité financière, mais où aucune industrie et si peu de culture se sont développées. Jebel Ali reste le plus grand port du monde construit par l’humain; il est le quatrième mondial par son volume de marchandises redistribuées entre Asie, Afrique et Europe.  C’est aussi une vaste infrastructure militaire où transitent les armes, les équipements militaires, et où les Américains parquent leurs gigantesques porte-avions… Mais ce port est loin du centre de la ville et donc le tour de passe-passe médiatique est qu’on ne le voit jamais ! Aucune image sur les brochures et site web, quelques-unes soigneusement “photoshopées” sur Google, mais sinon rien… silence radio sur Jebel Ali qui, derrière ses garanties de secret bancaire et ses millions de containers, fait vivre toute la cité comme une bonne vieille capitale des siècles précédents, tirant ressources de ses infrastructures urbaines, et non de ses talents, ses connaissances ou sa culture. Encore une fois, l’extravaganza architecturale des année 90 et 2000 ne sont que le prolongement de cette politique de développement par le bâti, le dur, certes habillé de paillettes et de verre fumé, mais dont le béton déborde partout et vieillit déjà. Dubaï n’est pas un mirage mais une étrange carcasse minérale, cernée par le désert et écrasée par le soleil.

L’urbanisme de Dubaï est d’ailleurs très simple et s’inspire du modèle américain de la “Motor-city” datant des grandes heures de l’opulence pétrolière, entièrement organisée autour de l’usage de la voiture. Dubaï s’étend donc autour d’une très longue autoroute urbaine d’une quarantaine de kilomètres au bout de laquelle se trouve en effet le port, à l’extrême inverse de Deira, le centre historique où avait lieu le commerce de l’or et des perles.  Les tours qui y poussent depuis les années 70 restituent tout l’éventail des modes architecturales des trois dernières décennies, des petits immeubles couverts de miroirs bleus hébergeant les bureaux des petites sociétés de trading de marchandises, aux mégas immeubles plus récents destinés aux sociétés multinationales qui y installent leur siège commercial pour la région. Les Shopping Mall, les hôtels et leur bars alcoolisés sont là pour encourager leur installation ou les inviter à allonger leur séjour d’affaire. Le même contenu mais porté à une autre échelle, car il s’agit bien toujours de purs échanges commerciaux et très peu d’industrie, de connaissance ou de culture.

En réalité, Dubaï est assez rétro-moderne à l’image des aspirations modernistes du siècle passé. Ses façades dorées et ses lagunes en forme de palme font même penser au disco ou à une boîte de nuit du Club Med des années 80.  A l’image du Burj Arabia, ce grand hôtel en forme de voilier qui trône sur le front de mer, Dubaï est une sorte de vaisseau de la modernité ancienne dans cette zone du monde si conservatrice, aux confins de l’Arabie Saoudite et de l’Iran, aspect à ne surtout pas ignorer.

Même si la caricature est facile, il ne faut pas se moquer de Dubaï, car elle est bien un lieu où la tolérance multiculturelle, la pluralité religieuse et la liberté d’expression avancent à petits pas dans cette région si radicale, et pour peut-être la transformer… L’émergence depuis quelques années d’une scène artistique indépendante, issue d’initiatives privées, et où se retrouvent, par exemple, de nombreux acteurs culturels exilés de Téhéran, doit être vue comme un signe avant-coureur.

Laissons à la crise financière le soin de réorienter l’histoire de Dubaï car elle met un coup d’arrêt radical à l’investissement et à la spéculation immobilière comme l’indique si fermement le changement de nom, la veille de son inauguration, de la Burj Dubaï.  La plus haute tour du monde, pensée comme le brillant étendard de Dubaï, est certes somptueuse, mais elle s’appelle dorénavant Burj Khalifa, soit le nom du Sheik de l’Emirat voisin, Abu Dhabi, qui a sauvé le projet et une bonne partie de la ville du marasme financier l’année dernière… Cela est le signe d’une sorte de mise sous tutelle par l’émirat voisin.

Si l’on essaie de projeter dans l’avenir Dubaï, on pourrait imaginer que les millions de mètres carrés vides ou pas achevés (certains parlent 40% de la ville !), fassent massivement chuter les loyers de la ville, ce qui donnerait peut-être l’occasion de voir s’émanciper une classe moyenne vivant dans des conditions correctes. Si la population locale (moins de 15% de la population) occupe les postes de décision, vit très bien, et forme une aristocratie locale assez fermée, 60% des 1,4 millions d’habitants de la ville viennent d’Inde, du Pakistan ou du Sri-Lanka “tenter leur chance”. On pourrait imaginer que de cette population modeste mais active, volontaire et probablement entreprenante, candidate au “rêve Dubaïote” au prix de longues heures de travail épuisant sur les chantiers de construction que la chaleur insupportable ou la nuit ne parviennent pas à stopper, puissent décemment accéder au “confort moderne” dans ces constructions devenues accessibles… (Dubaï est décidément très 20e siècle !). Ceci ne pourrait évidemment pas se faire sans une prise de conscience politique des autorités de Dubaï.

Autre scénario plus pirate (mais pourquoi ?! Dubaï n’était-elle pas l’un des phares de la Côte des Pirates au 19ème siècle), imaginons que ces vastes espaces inoccupés et devenus bon marché, donnent l’occasion à la petite mais très engagée scène artistique locale, très bien relayée sur la scène internationale (voir les magazines Bidoun et Canvas), de se développer, aux artistes de s’installer comme  les artistes iraniens le font déjà… Dubaï, assis sur ses grands espace vides et son climat social relativement permissif (même si cela nous semble un peu difficile à croire vu d’Europe), pourrait devenir le Berlin du Moyen-Orient où squats et artist-run-space s’auto-organisent, et d’autant plus que le commerce de l’art s’y structure déjà. À l’inverse d’Abu Dhabi dont la scène culturelle émergente est très institutionnelle, avec de gros musées (Guggenheim, Le Louvre, etc.) et des fonds publics probablement dirigés vers des missions politiques, Dubai est une terre plus libérale, plus favorable à l’initiative artistique et n’oublions pas que les artistes sont des acteurs importants de la transformation urbaine et sociale.

Enfin, comprendre ce qu’il se passe dans les coulisses artistiques de Dubaï doit aussi être vu comme l’occasion de réfléchir à l’hybridation des cultures occidentales et orientales, d’en imaginer diverses modalités de ré-invention, qu’elle ait lieu à Dubaï ou dans les banlieues européennes…

Category
Photomontages, Publications