« L’Ombre du Doute », 2014.
Série de 9 (dont 4 paires) photomontages issus d’un protocole expérimental fictionnel. Dim : l20 x h26 cm.
Série accompagnée d’un texte et d’un diagramme, publiée partiellement dans Les Cahiers Européens de l’Imaginaire #6 « Fake », Editions CNRS, Paris, 2014.
« L’Ombre du Doute », fiction théorico-poétique, Cahiers Européens de l’Imaginaire #6 Thème « Fake », Editions CNRS, Paris, 2014.
Dans l’Univers des Images PIIMS, une étrange rumeur circulait ces derniers jours; vrai, faux, faux, vrai ? Cela faisait pourtant longtemps que ces mots avaient littéralement perdu leur sens dans ce monde inversé, distordu et neuronal. A croire que l’impasse s’était transformée en océan existentiel.
Depuis que Le Mirror, le journal de l’univers des images PIIMS, avait publié son premier article sur la République des Images qui laissait entendre son éventuelle existence passée, son audience avait considérablement augmenté, remettant à la page la culture du texte. Il est vrai que dans PIIMS, toutes les images n’avaient pas la même aisance à trouver leur équivalent phrasé et à s’exprimer verbalement, mais avec un peu d’imagination, chacune avait toujours quelque chose à raconter, quitte à fabuler (et tout le monde savait très bien combien spéculatif était l’univers PIIMS !). Toujours est-il que cela faisait longtemps que le conciliabule des images n’avait pas été aussi intense.
Le parti des Détectives et des Conteurs (deux des cinq partis politiques représentant la population des images de PIIMS) étaient vraiment sur leur terrain de prédilection, et maîtrisait l’art de traduire l’image en texte, mais les autres partis y trouvaient également leur compte. Les Maîtres Figure, moins bavards mais bons ingénieurs d’idées, avaient le sens de la formule, savaient traiter des datas et donner la mesure. Les Photo-Généticiens, très attachés à leur propre système de codification, se réjouissaient de pouvoir expérimenter d’autres formes d’inscription dans le Mirror. Seuls les Négarchitectes, défenseur de l’espace des images, restaient un peu sur leur fin, mais il était communément admis que leur autorité sur l’univers PIIMS, dont ils avaient révélé la réalité paradoxale, se passait de mot. Le polygone des points de vue et visions politiques de PIIMS gardait ainsi à peu près son équilibre naturel.
Au-delà des discussions sur la République des Images, s’était récemment propagée une rumeur assez alarmante, et les Détectives, toujours un peu plus alertes que les autres, avaient saisi la Cellule de Crise (CDC) de PIIMS. Le bruit, certes un brin tordu par les rayonnements d’ondes spécifiques à l’atmosphère des images, racontait que de fausses images se seraient infiltrées dans l’univers PIIMS. On aurait pu croire que c’était encore un coup des Conteurs qui produisaient chaque jour leur lot de fictions, mais leurs leaders avaient cette fois-ci catégoriquement démenti. Non seulement l’histoire semblait beaucoup trop simple, comme un grossier « fake » qui ne dupe personne, une blague énorme et idiote, mais aussi et surtout, cela faisait des lustres que les notions de vrai et de faux étaient devenues complètement obsolètes dans l’univers PIIMS où il était admis que tout était vrai et faux à la fois. Même les Détectives avaient fait évoluer leur mobilisation pour la vérité documentaire vers un art de l’interprétation crédible. Il était ainsi difficile de comprendre pourquoi cette rumeur faisait autant frémir la population des images et occupait la couverture du Mirror depuis plus d’une semaine. Honnêtement, la situation frôlait le cocasse.
Le phénomène s’était toutefois déclaré de manière peu conventionnelle. Plusieurs dizaines d’images sans aucune accointance connue et d’orientations politiques hétérogènes, avaient apparemment entendu la même nuit le même type de voix leur parler, leur dire de se méfier des apparences car de fausses images s’étaient apparemment infiltrées dans l’univers PIIMS. C’était comme un phénomène de génération spontanée, d’éclosion éparse mais répétée dans l’écosystème des images. C’était vraiment troublant.
Du coup, les langues se déliaient et les souvenirs remontaient à la surface, nourrissant la rumeur de manière incontrôlable. Parmi les anciennes images, certaines parlaient de l’épisode Nuke où un traitement thérapeutique avait apparemment été infligé à une petite famille d’une douzaine d’images victimes d’une épidémie invasive, sans que l’on sache quelle transformation avait produit cette maladie sur les images, ni si le traitement avait été correctement mené à l’époque. La Cellule de Crise aurait simulé ou dissimulé certaines phases disait-on, et les patchs utilisés s’étaient apparemment transformés en trous noirs sans que l’on sache ce qu’il en était ressorti, peut-être d’autres images d’une nouvelle espèce. Le terme d’imaginal était évoqué sans que l’on sache exactement ce que cela voulait dire.
Autre coup de théâtre, certaines images d’obédience photo-généticienne, avait avoué à la CDC, maigre preuve à l’appui, que fût une époque où avaient été menées des expériences sensibles hasardeuses, et notamment via le protocole Art Génération qui avait tenté de recréer une société parallèle, la SF2RVB ® (Société Fictive des Répliquants Rouge-Vert-Bleu). Les opérateurs avaient eu l’intelligence d’y introduire un marqueur spécifique, un carré rouge vectorialisé (une idée des Maîtres-Figure), pour les distinguer des images standard, mais il était possible que certaines images aient pris la tangente et se soient carrément métamorphosées (preuves manquantes). Tout ceci était bel et bien englouti depuis longtemps. Comment y croire ? Que s’était-il réellement passé ?
Sans trop s’agiter, la Cellule de Crise cherchait différents moyens d’y voir clair dans l’assemblée des images pour comprendre ce qu’il se passait, et restait à l’écoute. Dans l’univers PIIMS, on avait pris l’habitude de croire que tout était image — même le texte qui s’apparentait à une forme de code imagé et c’est pour cela qu’il y avait d’ailleurs beaucoup de malentendus dans la société des images — et donc, de fait, cette histoire de rumeur et de « fake » n’était pas complètement prise au sérieux par la CDC. Mais les derniers articles du Mirror avaient pris une tournure qui lui demandait de se ressaisir.
Dans l’angoisse et l’interrogation ambiantes, les images faisaient leur examen de conscience, re-visitaient leurs fondements, et l’expression publique prenait un caractère tout à fait inédit. Du jamais vu. « Pardon, j’ai menti, je ne suis qu’une supercherie », dit l’une ; « Je ne représente rien pour personne, suis-je bien une image ? », se demande une autre ; « Et si c’était moi l’intrus, je suis si différente ? », entendait-on également.
D’autres, à l’inverse, cherchaient à retrouver leur duplicata, leur pair, ou mieux encore à faire des analogies pour redémontrer leur puissance d’image et cela donnait un spectacle d’exception (voir série photomontages).
De la menace d’une infiltration de fausses images, on en arrivait ainsi à devoir trouver des moyens de conforter l’état des images, prises de doute existentiel ! Au propre comme au figuré, c’était réellement le monde à l’envers.
Et réalité, au fond d’elles-mêmes, toutes les images de PIIMS savaient qu’elles avaient quelque chose de faux et d’artificiel. Elles se retrouvaient ainsi prises au piège, obligées de regarder en face à leur propre vérité fictive et paradoxale. La situation mettait à nu cette contradiction inhérente à leur état-image et créait ainsi un redoutable phénomène de résonance aveuglant, une immense chambre d’écho où se faisait sentir toute la puissance de l’imaginaire. La situation était douloureuse, comme si on leur avait sorti leurs quatre vérités sans crier gare, et c’est bien pour cela que le Mirror maintenait le sujet en première page. Cela frôlait la blessure narcissique, l’atteinte à la dignité, la crise de civilisation.
La CDC avait fait paraître dans le Mirror l’un de ses diagrammes méthodologiques (voir diagramme Real/Fake), afin d’aider les images à se scanner, à faire un diagnostic de leur état de vérité et de leur originalité, sur elle-même et sur les autres, mais, de fait, le raisonnement frôlait l’absurde, et on y comprenait absolument rien. Comment faire la part des choses entre vrai-faux et faux-vrai ? Entre vrai vrai-faux, faux vrai-faux ?
Cela faisait longtemps qu’on savait que « le faux était un moment du vrai et le vrai un moment du faux » comme disait l’autre, alors pourquoi ce subterfuge, cette illusion de savoir et de vérité ?
À défaut de pouvoir arbitrer, l’exercice permettait néanmoins de temporiser, de gérer l’angoisse du doute, car c’est bien de cela dont il s’agissait. Cette histoire vraie ou fausse des images vraies et/ou fausses, avait plus que tout, réveillé, ravivé l’ombre du doute dans l’univers des images PIIMS, et c’en était la plus dérangeante des vérités…
Entre mea culpa, simulation et suspicion, le climat psychologique était devenu lourd dans l’univers des images et plus que jamais cela demandait de créer des espaces de discussion thérapeutique publics et privés. La CDC avaient ainsi décidé de créer les rencontres IAA (Images Ambigües Anonymes) pour soulager certaines prises de détresse, tandis que les experts s’affairaient sans que l’on sache combien de temps cela prendrait de démêler et clarifier ce labyrinthe psychique, probablement une éternité… Quoiqu’il en soit, cela avait le mérite de leur donner du cœur à l’ouvrage, une raison de partager leurs visions, de déployer leurs idées, d’exister, de vivre. C’était beau, un vrai moment d’humanité !